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Mimi et Lulu 

- Une petite histoire pour aimer lire - 

 

Quand Maman rentra à la maison ce soir-là, les bras chargés de courses, elle avait l’air si fatiguée ! Il faut dire qu’il y avait de tout : du lait et de l’eau, du pain et du fromage, du dentifrice et des gâteaux, et tout cela tomba sur la table de la cuisine dans un grand fracas.

Elle trouva son fils Lulu affalé sur le canapé, en train de jouer sur son écran aux couleurs vibrantes et bleutées. Lulu ne leva pas son petit doigt pour l’aider. Sa maman s’énerva, comme une tempête se lève brusquement :

-Lulu, arrête de jouer avec cette tablette, et va lire dans ta chambre, c’est compris ? Tu vas finir par abimer tes yeux, et puis ces jeux te rendront bête !

Lulu fulmina et courut dans sa chambre, où il se jeta sur son lit. Son vieux chat Mimi, qui dormait paisiblement, sursauta et bondit sur la petite table de nuit. Là, trônant comme un sphynx, il observa Lulu avec ses grands yeux d'émeraude. 

Lulu pleurnichait, il se pencha vers Mimi et commença à le caresser :

-Dis-moi Mimi, pourquoi est-ce que je devrais lire, alors que Maman ne lit jamais ? C’est vraiment pas juste !

Le chat acquiesça lentement et lui répondit :

-Cours quand il fait beau, nage dans les rivières, tape dans les balles, ris aux éclats, mais lis aussi, ta maman a raison ! Si elle ne lit pas, c’est surtout qu’elle ne lit plus, elle regrette amèrement ces délicieux moments! Les humains sont ainsi faits, qu’ils professent aux autres ce qu’ils ne font pas, ou ce qu’ils ne font plus…

-Mais Mimi, toi tu ne lis jamais ! Pourquoi est-ce que je lirais alors ?

-Je ne lis pas de livre, certes, mais je lis dans les pensées, c’est pour cela que j’aime me blottir contre les humains quand il pleut, j’écoute leur petite voix intérieure !

-Lire est tellement difficile, je déteste ça ! il faut découper les mots en syllabes, et tout doit sonner dans la tête, mais moi, cela me donne des migraines !

-C’est vrai que lire est un peu difficile au début, en tous les cas, c’est ce que les humains affirment quand ils commencent, mais très vite, leur regard passe d’un mot à l’autre, comme l’eau dans la rivière. Quand tu as appris à pédaler, était-ce difficile ?

-Je ne sais plus, maintenant cela me semble tellement facile !

-Tu vois, c’est ce que je veux dire ! au début on tombe, on ne comprend pas, et puis après, on s’amuse, on découvre de nouveaux amis, de nouveaux jeux, de nouveaux mondes ! Tu t’amuseras beaucoup en lisant, fais-moi confiance ! Je suis un vieux chat, et je me souviens de ta maman, elle me lisait autrefois de belles histoires, même si désormais, elle n’a plus le temps - je n’ai jamais compris ce que font les humains, quand ils passent le pas de la porte le matin, et reviennent si tard le soir - Bref, bientôt, en lisant, tu riras, tu pleureras, tu comprendras le langage des chats quand nous acquiesçons en clignant des yeux, des chiens qui ont toujours leur truffe humide pour faire quelques bonnes blagues, des goélands qui se chamaillent vertement pour voler le poisson, et la fureur de la mer qui est plus fâchée que ta grand-mère, quand elle rouspète parce que tu as gobé des bonbons en cachette !

-Zut, tu m’as vu aussi !

-Bien sûr, je vois presque tout ! Mais là n’est pas le problème. Tout cela tu l’apprendras grâce aux mots et aux livres, id est,  ils dessinent des mondes dans la tête, ils bâtissent des royaumes dont tu seras un des rois, et tu partageras tout cela en racontant des histoires, en récitant quelques lignes, à tes parents ou tes amis, à tes chiens ou à tes chats, et nous serons heureux de te voir lire, comme tu es heureux de me voir bondir, certes de plus en plus péniblement, je le reconnais, de toit en toit.

-Mais Mimi, je ne sais même pas par où commencer, quel livre ne m’ennuiera pas ?

-Il te faut trouver ce que tu aimes lire, même si, plus probablement, ce que tu aimes lire te trouvera. Essaie simplement, en ouvrant au hasard les livres d’une vieille bibliothèque abandonnée chez un sorcier insomniaque, ou en épluchant les bandes dessinées d’un marché poisseux au Moyen-Orient, ou encore en soufflant la poussière d’un vieux parchemin déchiré dans un désert lointain. Vois-tu ce que je veux dire ?

-Pas vraiment, mais je veux bien essayer...

-Tu as déjà commencé, car ce sont des mots que tu lis maintenant, chaque lettre qui se suit, chaque mot qui se succède, produisent en toi des images. Si je dis « tigre », que vois-tu ?

-Je vois un tigre, bien sûr !

-Est-ce un tigre du Bengale, de Sibérie, ou d’Afrique ?

-Ça, Je ne sais pas...

-Est-il grand, gros ou malingre ? Svelte ou pataud ? Vieux ou jeunot ? Sympathique ou roublard ?

-Aucune idée !

-Imagine-le comme tu le souhaites, mais IMAGINE-LE ! C’est pour cela qu’il y a autant de livres qu’il y a de lecteurs, chaque livre sera ton livre, chaque Petit Prince, ton Petit Prince, chaque monstre, ton monstre.

-Aurai-je assez d’imagination ?

-L’imagination se renforce et se décuple, elle explose parfois en myriades multicolores, même si souvent les adultes l’ont oublié. Et tu sais pourquoi ils oublient ?

-Ils pensent trop à l’argent qu’ils n’ont pas ! Maman parle souvent de son porte-monnaie qui est trop vide, des couverts de sa carte bleue, ou quelque chose comme ça, comme si les couteaux et les fourchettes de son banquier allaient se fâcher !

- C’est très juste ce que tu dis ! et si sa carte était pleine, au fond ce ne serait que de 0 et de 1, pas de quoi se réjouir ! et si son porte-monnaie était plein, il serait lourd, et ta maman se plaindrait qu’elle n’a pas le temps de tout dépenser ! comme si, moi, je pensais tous les jours aux souris que je n’ai pas pu attraper…évidemment que j’y pense quelquefois, surtout quand je m’endors, il faut bien le reconnaitre, mais cette idée traverse mon esprit comme un nuage, et puis elle s’en va paisiblement… Tu sais le fond du problème, c’est que les adultes n’écoutent pas assez les chiens et les chats…Alors ne deviens pas comme eux, pas tout de suite, grandis avec un livre dans ta poche, des étoiles dans les yeux, et moi à tes côtés…Et si tu es patient, je te raconterai un jour mes vies antérieures…

-Tes quoi ?

-Mes vies antérieures ! Tu ne sais pas ce que c’est ?

-C’est comme quand une chenille devient un papillon ?

-C’est presque cela, et toi aussi, et moi aussi, nous nous métamorphosons, sans cesse à vrai dire, et certaines vies sont lointaines, oubliées, ou obscures. Il y eut un temps par exemple où j’étais homme, et avant d’être homme, j’avais été enfant.

-Mimi, tu as été enfant comme moi ?

-Oui… Je m’en souviens quelquefois quand je rêve, je me revois alors, enfant, au coin du feu en hiver. Je ne voulais pas lire et ma maman se fâchait.

-Toi aussi tu as vécu cela ?

-Oui… Enervé, je retournais dans ma chambre et mon chat m’observait, comme moi je t’observe, et il m’écoutait, comme moi je t’écoute. C’est ainsi que j’ai commencé à lire, parce que j’ai su obscurément qu’un jour je serai lui, et qu’il sera moi.

-Je ne suis pas certain de comprendre.

-Au contraire, tu comprends parfaitement : je suis toi et tu es moi, nous sommes deux miroirs l’un pour l’autre…

 

A ce moment, Maman appela Lulu pour diner. Il y avait de la salade et du poisson, du fromage, un fruit et un gâteau. Puis elle veilla à ce que Lulu se brossât les dents comme il fallait, elle l’aida à enfiler son pyjama, le borda, l’embrassa sur le front, et enfin, elle éteignit la lumière de sa table de chevet. Quelques étoiles phosphorescentes scintillèrent timidement au plafond. 

Mimi et Lulu s’endormirent alors l’un contre l’autre. 

Dans la nuit, Lulu eut un rêve : il rêva qu’il lisait, c’était une histoire de chats et de miroirs, de porte-monnaie et de carte bleue, de tigre et de grand-mère. 

Au réveil, Lulu sut quel livre il lirait.

 

YC, 2023