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Méditation athénienne

 

 

 

La Grèce s’est imposée comme une nécessité intérieure, depuis ma ville chinoise qui devenait dystopique de jour en jour, et où, il y a un siècle de cela, Victor Segalen et Paul Claudel se rencontrèrent. 

La Chine a changé, dit-on, elle est devenue un pays industrieux à la pointe même de la technologie, qui l’eût cru ? Elle est devenue le fer de lance des data, de l’intelligence artificielle, des infrastructures, des transports. La Chine s’est réveillée, mieux, elle s’est levée, et le monde occidental tremble de devenir sa proie, ou un musée pour nouveaux riches Chinois.

Athènes, j’y suis depuis deux jours. J’ai arpenté ses rues taguées, son centre historique où la pierre renvoie aux rêves d’immortalité que la civilisation grecque classique avait peut-être conçus à la suite des Egyptiens. 

Car la pierre s’effrite, mais elle traverse tout de même les siècles, avec gravés, des écrits mythiques, philosophiques, scientifiques. Les dieux et les hommes se côtoient dans le marbre, le musée archéologique d’Athènes le démontre dans les drapés d’Aphrodite, ou les bustes plus tardifs des empereurs romains.

Ce marbre sculpté, dont parle Aristote comme exemple paradigmatique pour comprendre le concept de « substance ».

De la même manière que les philosophes actuels pensent quelquefois le cerveau humain au moyen de l’analogie avec l’ordinateur, de même ne serait-ce pas la sculpture qui guida la pensée d’Aristote quand celui-ci rechercha la théorie des quatre causes et de la substance, cette forme première d’être ? 

La pierre brute, bloc de marbre initial, est d’abord informe, il est potentiellement toutes les formes que le sculpteur lui attribuera, le bloc est donc une potentialité infinie et passive, qui attend du sculpteur de devenir quelque chose de plus qu’un amas de chaos. 

Le marbre ne peut se mettre en forme par lui-même, il a besoin d’une cause extérieure, le sculpteur, qui, à l’aide de son burin, réalise la forme d’abord imaginée. Seule la sculpture finale sera véritablement substance, véritablement être, l’Athéna de Phidias réalisé.

Car toute substance est une matière alliée à une forme. Là, dans l’exemple de la sculpture et de la statuaire se trouverait résumé un des cœurs de la théorie d’Aristote que celui-ci généralisa à l’être en général

Mais cela pose de multiples difficultés. En effet, une analogie est souvent utile, elle guide la pensée qui a besoin de points d’appui pour avancer, bâtir, c’est-à-dire penser et connaitre. Mais l’être en général dépend-il de ce modèle de la sculpture ? 

Réfléchissons plus précisément. Si la matière est une pure potentialité, incapable de se mettre en forme par elle-même, c’est donc que l’être en général a besoin de fins, et de causes agissantes, autrement dit, la matière ne peut pas s’autoorganiser, pire il faut bien d’une certaine manière un esprit pour la mettre en forme puisque toute finalité suppose un esprit. 

Que la sculpture ne sorte pas de la pierre d’elle-même, qu’elle nécessite un sculpteur, et l’idée du sculpteur, cela est évident, mais quelle est l’idée dans l’ordre de la nature ? Les choses sont-elles ordonnées en fonction de finalités occultes ? 

Parfois, c’est ce que semble suggérer Aristote, les choses désireraient spontanément réaliser leur perfection comme l’amant aime, toutes les choses seraient dès lors animées d’une tendance à l’autoréalisation de leur propre perfection, de ce en vue de quoi elles sont faites, et in fine, tout le cosmos ordonné et animé, vivant et semi conscient, serait structuré par l’Etre suprême, dieu, situé au-delà des sphères célestes et qui imprimerait en toutes choses cette tendance vers une plus grande perfection, qui est réalisation de toutes les potentialités. 

Cette vision du monde, brossée à grands traits, sera d’une importance capitale dans le monde européen jusqu’à l’émergence des sciences modernes, qui rejetteront – avec l’exception de Leibniz- ce monde finalisé. 

Avec les sciences modernes, l’intérêt se portera exclusivement sur les causes efficientes, c’est-à-dire comment le burin tombe sur la pierre, sans qu’il soit besoin de postuler un quelconque plan final dans une nature devenue un espace infini de causalités nécessaires. 

En effet, le problème de cette finalité dans la nature, qui s’accorde pourtant bien avec les observations générales du vivant, c’est qu’elle propose des réponses paresseuses à tous les changements régulés.

Pourquoi les corps tombent-ils ? Aristote nous dirait : il est dans la nature des corps de tendre vers leur élément, la terre. Une pierre réalise simplement son être, sa perfection, en tombant. 

Mais cela n’explique rien, en particulier, cela ne rend pas compte des trajectoires précises… des boulets de canon. 

Or, ce détail est essentiel, l’émergence des sciences modernes gagnerait sans doute à être lue selon la nécessité proprement martiale de la Renaissance. 

Lire Galilée c’est se pencher sur le problème des corps qui tombent, mais surtout sur les trajectoires des boulets de canon qui était un cas particulier, ainsi que la finalité de la recherche. 

En effet, la connaissance de la chute des corps n’est qu’un moyen, en vue d’une fin, le roitelet avide de conquêtes payait cher les innovations technologiques martiales. Nous le savons, la guerre se gagne par le nombre des soldats, la logistique, la stratégie et la technologie.

Ce dernier point est crucial, Leonard De Vinci était un inventeur de machines de guerre avant d’être peintre auprès des Sforza. 

Plus tard Galilée développa les thèses bien connues de la science moderne, principe de relativité, mouvement inertiel, chute des corps en fonction du carré des temps, etc. sur le fond de cette recherche militaire. 

Or, les explications finalistes étaient insuffisantes pour prédire les mouvements corrects de la chute des boulets de canon, la finalité était devenue inutile, il fallait la précision mathématique, la réalité de la guerre l’exigeait. 

La distinction entre matière et forme est alors progressivement tombée en désuétude dans l’esprit scientifique. 

Pourtant en philosophie on continuait à penser avec Aristote, on tentait de maintenir la vieille idée de substance, de matière et de forme. 

Y a-t-il alors quelque chose à sauver du côté de la triade aristotélicienne ? 

Il nous semble que oui, le cas analysé de la sculpture est tout à fait correct. En particulier toutes les constructions humaines procèdent de la sorte. Une maison, un pont, toute architecture humaine et même une partie des architectures animales dépendent de ce modèle. Il faut une idée, de la main d’œuvre, des outils etc. Toute construction humaine est une construction finalisée et consciente. 

Encore faudrait-il nuancer, les potentialités du bois, de la pierre ou de l’acier ne sont pas infinies, celles-ci dépendent des caractéristiques des matériaux, de leur solidité, de la rigidité et d’autres caractéristiques analogues. 

Il nous semble que l’erreur d’Aristote réside dans la généralisation principielle d’un certain type de structures existantes à l’être en général, c’est-à-dire à tout être. 

Mais qu’entend-on pas « être » ?

Question abyssale où nous tentons de nous engouffrer.

La question de l’être traverse l’histoire de la philosophie occidentale avec des atermoiements étonnants, tout se passe comme si la pensée n’avait pas réussi à clarifier ce qu’elle pense de l’être, « champ de bataille », oubli, confusion

Les philosophes comme Heidegger ne nous éclairent guère davantage avec leurs notions, nous aurions oublié l’être, cela serait le destin de la philosophie en son entièreté, mais quand il est question de savoir ce qui au juste a été oublié, Heidegger reprend une ancienne distinction entre être et étant, comme si elle était sa découverte propre, alors qu’elle est connue dans l’histoire de la philosophie occidentale, et qu’Heidegger se contente d’inverser la proposition de Cassirer, comme Emmanuel Faye l’a bien démontré. 

D’ailleurs, Heidegger en prétendant revenir à la question de l’être, à son sens, se contente d’une analyse d’un certain type d’être, l’homme, qu’il renomme dasein, afin soi-disant de ne pas renvoyer à une définition de l’homme comme animal rationnel, ce qui ferait de l’homme un simple étant, alors que l’homme ne serait pas un étant, mais l’être pour qui la question de l’être se pose... un verbiage sophistique ? C’est fort possible.

On tourne en rond, et surtout on manque l’essentiel : le fait que la question philosophique de l’être se pose seulement en occident, autrement dit qu’il s’agit d’un fait culturel et non universel, à la différence des vérités mathématiques qui sont les mêmes quelles que soient les cultures et les civilisations. 

Certains philosophes ont vu dans cette spécificité de la culture occidentale, une marque de supériorité de l’occident, voire de la langue grecque, ou allemande, une sorte de privilège ontologique, une grâce tombée du ciel…mais il suffit d’un peu de sérieux afin de constater que l’occident ne sait comment mettre de l’ordre dans ce concept, qu’il n’en finit pas de vouloir dépasser, proclamant du même coup sa mort, son abandon. 

Alors faut-il abandonner l’être, comme on laisse tomber un voile d’illusions ? 

Pourtant certaines « choses » existent et d’autres non. 

D’autre part une chose A n’est pas une chose B, si B est diffèrent de A. Plus encore, pour savoir si une chose A existe, encore faut-il s’entendre sur ce qu’elle est.

Dès lors, tout dépassement de l’être n’est-il pas lui-même illusoire ?

Nous devons tenter de clarifier les confusions qui entourent la notion d’être, qui se doit de mettre de l’ordre dans son jardin, où des ruines côtoient des statues sublimes. Il n’est pas impossible que la connaissance de quelques autres jardins, non occidentaux cette fois, nous inspire et nous guide.

Je tenterai de faire de ces méditations athéniennes le lieu d’une mise en ordre. Je ne serai certes pas un prophète de l’Etre suprême, je ne clame aucunement parvenir à la vérité absolue en toutes choses. Ces ambitions démesurées étaient l’hubris des philosophes qui tentaient de saisir l’absolu en un seul mouvement, le dernier avatar occidental ayant été probablement Schopenhauer. 

Je serai un simple jardinier, qui réorganisera un peu les pierres, il s’agira d’une modeste contribution à la clarté des idées, afin de replacer l’homme là où il est toujours allé, dans ce nœud de réalités complexes, parfois construites, constituées, créées, ou subies et qui forment des mondes, des univers, des cosmos et des chaos. 

όπου είναι η ακρόπολη?

ópou eínai i akrópoli ?

 

 « Où est l’acropole ? », la langue grecque - comme la langue française, allemande ou espagnole - pose la question de la localisation spatiale grâce au verbe « einai », « être ». 

De même en est-il pour la désignation de l’heure qu’il est. Les caractérisations spatio-temporelles s’expriment au moyen du verbe être dans les langues européennes. 

Or, d’autres langues ne sont pas structurées de cette manière.

En chinois, la localisation spatiale s’exprime au moyen du verbe « 在 »,  pour l’expression de l’heure, il n’est besoin d’utiliser aucun verbe « Quelle heure est-il ? » se dit simplement « maintenant quelle heure ? » “现在几点?“.

Etranges différences linguistiques ?

Pas tant que cela, pour d’autres verbes ou d’autres mots en général, la même situation se rencontre. Le verbe « porter » en français est fortement polysémique, en anglais ou en chinois il existe plusieurs verbes différents signifiant « porter », selon que l’on porte à la main, sur le dos, devant ou au sens figuré etc. La finesse lexicale est variable selon les langues, il n’empêche que nous trouvons toujours des moyens de clarifier nos propos grâce à des périphrases s’il le faut.

Mais qu’est-ce qui a fait de ce verbe « être » un verbe éminemment philosophique, c’est-à-dire métaphysique ? C’est qu’en langue grecque et par-delà, dans la plupart des langues occidentales, « être » est apparu comme le premier verbe, le verbe le plus fondamental, celui dont la conceptualisation devait aboutir à la vérité absolue.

Afin de comprendre cela, il faut en revenir à Parménide et à son Poème sur l’être ou sur l’étant, tout dépend de la façon que nous avons de le traduire.

La langue grecque fait un usage immodéré du verbe être, afin de designer l’identité d’une chose, son appartenance à une classe, et même toutes ses qualités « la tulipe est rouge », « la tulipe est là », « la tulipe est une fleur », tous ces sens différents s’expriment avec le verbe être en français, anglais, mais surtout en grec. 

Avec Parménide le verbe être est passé du statut de simple forme verbale, à celui de concept central de la philosophie. 

Or, ici dans cette transmutation grammaticale, se noue le destin de la pensée occidentale.

Qu’est-ce qu’un concept ? ce n’est pas un verbe, mais c’est une unité de sens non contradictoire, que l’on interroge et à laquelle on attribue des fonctions, des états, des actions ou des passions, bref, c’est le sujet d’affirmations et l’objet d’interrogations.

« Qu’est-ce donc que l’être ? »

« L’être est X. L’être n’est pas Y. »

Parménide a conceptualisé l’être pour en faire cet X qui sera l’objet de la plupart des recherches ultérieures de la philosophes occidentale. 

Or, on ne peut rien affirmer de plus à propos de l’être, si ce n’est qu’il est. Simple tautologie creuse en apparence, l’être est, le non-être n’est pas. 

Mais derrière la tautologie se profile déjà à contre-jour que l’être est soumis aux principes d’identité et de non-contradiction, qui constituent les règles fondamentales de la pensée conceptuelle.

Ainsi en un seul mouvement, Parménide a conceptualisé l’être, c’est-à-dire qu’il a transformé un verbe polysémique en un nom, capable de recevoir diverses fonctions grammaticales d’une part, et soumis aux règles conceptuelles fondamentales, celles du discours rationnel, identité et non contradiction : le logos.

Or la suite est bien connue, si l’être ne peut pas ne pas être, comment pouvons-nous penser les changements ? un changement n’est-ce pas l’apparition et la disparition d’une chose ou d’une qualité ? 

La position parménidienne conduisit à l’impossibilité de penser les changements, puis à leur négation, scandale pour les sens, nécessité pour la pensée, car nous constatons, là sous nos yeux, un monde plein de changements qui sont pourtant impossibles. 

Mais Parménide renvoie l’explication des changements à l’ordre de la doxa, le champ des opinions dont on ne sait pas si elles sont absolument vraies ou fausses. 

Royaume de l’incertitude, la doxa doit être évitée pour les amoureux de la vérité, à savoir les philosophes, qui s’efforcent à rester sur la voie de la vérité, qui est dévoilement, l’althéa.

Or, Il me semble que la position parménidien, qui semble radicale voire absurde - comment peut-on rejeter la pensée du changement ?- se comprend pourtant parfaitement si nous la replaçons dans son contexte historique. 

Dans l’Antiquité, les théories des « présocratiques » s’affrontaient afin de rendre compte des changements de la nature. 

Comment les choses changent-elles ? S’agit-il d’éléments fondamentaux qui permutent les uns dans les autres ? Y a-t-il un élément premier, comme l’eau pour Thalès ? S’agit-il de corpuscules invisibles qui se combinent comme pour Speusippe et Démocrite ? Devant le combat de ces titans, Parménide fait œuvre d’honnêteté intellectuel : nous n’en savons rien, toutes ces hypothèses sont possibles mais incertaines, elles sont de l’ordre de l’opinion, mais le cœur même des changements nous reste parfaitement inconnu, pire les changements semblent incompatibles avec les plus élémentaires des principes logiques, du logos.

En revanche, et quoiqu’il en soit de la nature des changements, une chose est certaine, c’est un roc, comme plus tard le cogito de Descartes, l’être est, le non-être n’est pas. 

Ainsi au sens strict du terme, et étonnamment sans doute, les changements sont impensables, ils ne peuvent pas être, car l’être est toujours, et il est donc identique à lui-même. 

Malgré les tentations des sirènes spéculatives, l’Ulysse philosophique doit détourner son regard des hypothèses douteuses concernant la nature profonde de l’être.

Il n’est pas question pour moi de revenir sur la totalité de l’histoire de la philosophie, mes compétences et mon temps me manquent trop. 

Essayons alors d’aller droit au but.

La sculpture grecque montra à Aristote qu’il était utile de distinguer la matière et la forme. Nous avons vu que cette distinction était partiellement tombée en désuétude, et surtout que la matière n’est pas une potentialité infinie et passive, elle possède ses propres caractéristiques, on ne fait pas ce que l’on veut d’un morceau de bois. L’argile est certes fortement malléable – l’Académie de Platon était située dans le quartier des potiers au nord de l’Acropole, j’y suis passé hier, j’ai vu les ruines, j’ai imaginé le maitre Platon, et le disciple, Aristote – mais l’argile même est doté de caractéristiques propres, on ne peut pas lui attribuer toutes les formes possibles. 

Plus encore, certaines matières se structurent d’elles-mêmes, il suffit d’observer les cristaux, comme la neige par exemple – encore fallait-il des microscopes, ce dont Aristote ne disposait pas –

La question centrale d’Aristote, dans un contexte post parménidien, était celle de l’être, considérée comme combinaison de matière et de forme, elle est alors éminemment substance chez Aristote – même si parfois celui-ci attribue la primauté à la forme, comme s’il ne savait exactement où se trouvait l’être-.

« Qu’est-ce que l’être ? » 

Avons-nous en quelque manière avancé dans le dédale de la pensée, ou bien avons-nous obscurci au contraire le peu de lumière qui nous éclairait ?

Cette question est fortement polysémique compte tenu des usages du verbe être dans la langue grecque. En un sens, l’identité à soi est l’être, « je suis moi et pas un autre », mais aussi le temps, « il est 16h », l’espace « il est ici », toutes les attributions, tous les classements, « il est français », et l’existence « il existe ».

Au fond, l’être est ce concept protéiforme devenu premier dans la pensée occidentale et nulle part ailleurs. 

Tout ce qui est, est être, et les changements, il faudra les penser, il faudra bien les rendre compatibles avec les exigences de la pensée conceptuelle, à moins que les changements ne soient que pure illusion, dans ce cas, l’être serait une éternité une et statique, mais alors on s’opposerait tellement aux perceptions, au sens commun et même aux mesures, que cela en deviendra insoutenable.

Ma méditation athénienne ne s’est-elle pas perdue en route, dans les méandres de l’être alors même qu’elle tentait d’ordonner tout ce fatras, de la même manière que je me suis perdu aujourd’hui dans les quartiers endormis et tagués de la capitale grecque ?

Un jardinier doit d’abord comprendre les contours de son jardin avant de procéder aux ajustements, il lui faut prendre la mesure du travail à accomplir, c’est ce que je tente ici, peut-être que tout cela n’a pas été vain ?

Parménide a conceptualisé l’être, mais pas seulement, il a aussi conceptualisé du même coup les concepts en général, quoique seulement à propos de l’être. 

En effet, la tautologie fondatrice révèle la pensée conceptuelle à elle-même : une pensée conceptuelle, comme la pensée mathématique par exemple, ne doit pas être contradictoire. 

Lors de la prochaine génération, Socrate semble avoir conceptualisé les idées morales, comme la justice, la bonté etc. Socrate généralisa la conceptualisation aux concepts moraux, ses interlocuteurs seront pris en flagrant délit de contradiction, où la justice mal définie devient injuste, la beauté deviendra laide, 1=0 etc.

Platon, un des plus grands parmi les grands, reprit tous les concepts socratiques, mais aussi le concept parménidien d’être, ainsi que les concepts plus pythagoriciens de finitude, d’infinitude, il ajoutera à sa liste changeante ses propres concepts, puis il hiérarchisera l’être selon une ligne brisée. 

L’être pur est absolument, Parménide avait donc raison, mais d’autres idées pures sont également des êtres, ce sont les Idées qui se mélangent pour structurer la nature changeante. 

La réalité changeante est une réalité dégradée, où les concepts purs, les fameuses Idées platoniciennes, se mélangent jusqu’aux derniers degrés du non-être. L’approche de Platon peut sembler obscure et incompréhensible, à vrai dire il nous semble possible de la comprendre assez simplement si nous faisons abstraction de tout ce que la science moderne nous a appris. 

En effet, il ne s’agit plus de savoir que l’être est, mais plutôt de déterminer ce qu’il faut penser comment on peut rendre compte des changements qui semblent impensables par ailleurs impensables.

La réponse de Platon évolue entre les dialogues platoniciens, où Platon ne parle jamais à la première personne, et où il conceptualise de façon aporétique une notion par l’intermédiaire de Socrate, et ou par moment l’articulation des concepts entre eux pose problème. L’intuition platonicienne semble résider dans la notion de participation aux Idées, à savoir que toutes les choses changeantes seraient des mélanges à différents degrés des Idées, qui à l’état pur et séparées, existent par elles-mêmes. 

Platon tente de dépasser Parménide en l’absorbant, ce qui témoigne d’un premier mouvement qui deviendra classique en philosophie, la synthèse dialectique. 

En effet la philosophie se construit en intégrant le passé, soit parce que les théories passées sont jugées fausses et dans ce cas il faut montrer en quoi elles le sont, soit, parce qu’elles recèlent des éléments de vérité qu’il faut distinguer des éléments d’erreur.

 

Revenons à Parménide qui fut dépassé Platon, non parce qu’il était absolument faux, mais plutôt parce que la vertie qu’il dégageait ne permettait pas de penser de façon rationnelle les réalités changeantes.

La pensée parménidienne est la fois pauvre et riche, elle interdit de reconnaitre aux changements le statut « d’être ». Mais par ailleurs, l’être est un concept, ce qui signifie qu’il est de l’ordre de la pensée. Il y aurait dès lors identité entre l’être et la pensée.

Cette identité fondatrice entre l’être et la pensée est une conséquence naturelle de la conceptualisation de l’être. Si l’être est un concept, et plus encore si l’être est le seul véritable concept, alors l’être et la pensée sont un, au sens où la pensée authentique, le logos, pensée de la vérité, soumise au principe d’identité, est pensée de l’être et que l’être est pensée. 

Le destin de la philosophie occidentale, en sa spécificité, s’ouvre ici véritablement.

On ne blâmera point Parménide, ce grand penseur a fait émerger la pensée conceptuelle de l’être. Pour autant, il est curieux de constater l’impuissance où nous nous trouvons depuis lors, comme si Parménide était en fin de compte indépassable, comme s’il fallait toujours revenir en spirale sur l’histoire de la philosophie et en particulier sur Parménide, tout en évitant de se contenter d’une scolastique idolâtrée, car ce serait oublier la visée propre de la philosophie, qui est la vérité de son discours, et peut-être des discours en général.

Or, nous savons à présent qu’être en grec renvoie à de multiples sens qui ont fusionné pour faire émerger un concept unique, en raison de la structure de la langue grecque. Il est inévitable dans ces conditions que la confusion règne. 

Il est donc impératif de distinguer les sens divers, quitte à mettre en doute le statut de concept premier de l’être. La fascination pour l’être renvoie-t-il à ce penchant philosophique pour l’explication unique et englobante de la totalité des choses ?

Mais l’échec est d’autant plus cuisant, cet instinct de compréhension unique et universelle qui, en un seul mouvement, pose et comprend la totalité des choses, cet instinct d’hubris philosophique, occulte trop souvent les questions et les distinctions fondamentales.

Il n’en reste pas moins que les questions suivantes ont bien des sens :

Qu’est-ce que X ?

X existe-t-il ?

Où, quand et comment cet X existe-t-il ?

 

De nombreux exemples peuvent être posés :

Qu’est-ce qu’un nuage, un atome, une onde électromagnétique, un nombre, une figure géométrique, l’art, l’amour, le boson de Higgs, le Père-Noel, la liberté, le temps, etc. ? Tout cela existe-il ou non ?

 

Nous tenterons de clarifier tout cela, qu’il nous soit simplement permis de conclure provisoirement, que l’unité des sens de l’être doit être remise en question, ce qui ne signifie pas que les sens séparés se dissolvent dans le néant. 

Bien au contraire, la pluralité des sens de l’être nous met sur le chemin de l’universalité, nous suivrons ce sentier en réorganisant les sens de l’être lors de ce voyage en Grèce.

Demain je pars à Delphes, Apollon m’y attend.

 

2020, YC