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(Texte écrit autour de 2010, quelque part près de monts taoistes…)

 

Ma tendre amie

 

Quand la mort viendra, je mettrai mes plus beaux habits, une chemise blanche, bien repassée, ça me changera ! et puis un pantalon noir pas délavé, comme ça elle pourra se gausser la mort, en me voyant ! Je sortirai d'un bar agité et disparaitrai dans un nuage de poudre et de fumée.  

Quand la mort viendra, je serai sur la crête d’un mont brumeux, il y aura des torrents et des animaux curieux. Marchant sur les roches saillantes, je serai recueilli dans le silence de mon âme. Je bondirai de blocs en arêtes, un faux pas et hop ! Je la verrai surgir du fond de la terre.

Quand la mort viendra, elle me trouvera tout activé dans mon jardin, une binette à la main, portant un chapeau de paille. Je creuserai des tranchées dans la terre molle, j’y planterai des graines de vie, les herbes folles s’ouvriront sur mes pas, et mon cœur battra trop fort entre mes tempes.

Quand la mort viendra, je serai au volant d’un engin superbe, il ronronnera le long des courbes de goudron, je sentirai l’effort des chevaux sur les roues, elles glisseront un peu, beaucoup, passionnément, et ce sera tout.

Quand la mort viendra, j’aurai bien mangé! Une bonne salade, un petit rosé, et des gamins qui courent partout sous un soleil de fin d’été. Le vin frais coulera au fond de ma gorge dans une lumière acide-amère. Il fera doux encore, et je ne connaitrai pas le prochain hiver.

Quand la mort viendra, je ne serai plus qu’un radis dans un lit, qui rumine des fragments de vie éclatés, dans des fragments de personnalité. La mort me verra, et d’une main, elle abrègera une comédie qui commençait à trop durer! 

Quand la mort viendra, je la regarderai bien en face et lui tiendrai à peu près ce discours : 

Toi ma tendre amie, tu arrives au bon moment, un instant trop tôt, et je n’étais pas prêt, si tu avais été en retard, je ne t’aurais peut-être pas reconnue ! 

Prends-moi la main à présent…

Mais il y a une chose, une seule, que je ne veux pas entendre : ne murmure point à mon oreille que je n’ai pas vécu ! 

Car j’ai été heureux, et presqu’infiniment. 

J’ai aimé, et on m’a aimé. J’ai contemplé les beautés triomphantes des cataractes lointaines, les cieux inouïs au-dessus des prairies interminables, les temples de lianes au coeur des jungles primitives, les cités englouties sous les dunes oubliées. J’ai partagé ces beautés comme on coupe le pain ; j’ai donné à sentir comme le beau était bien. Amie, emporte-moi à présent, je n’ai plus rien à te dire, emporte-moi dans la grande extase ! La dernière, celle qui unit le point et l’espace, le vivant et le monde, l’instant et l’éternité. Adieu la vie, je te quitte pour une autre, et c’est bien, oui ! Et vous ma famille, vous mes amis, consolez-vous, car c’est bien ainsi !

 

YC