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Le forgeron

 

Dans l’alcôve naturelle dessinée par le repli des roches karstiques, l’habitat de bois, de pierre et de paille est encore endormi ; c’est le petit matin, ou presque, à peine aperçoit-on de la fumée qui s’échappe de la plus grande demeure, celle qui domine, un peu à l’écart, plus haut, là-bas, où l’on entend, en un songe tardif, les coups d’un marteau qui abattent le fer, en crachant des étincelles, comme on tape la mesure, avec la régularité d’un dragon horloger. Mais en ces temps-là, il n’y avait pas d’horloges, ni cloches, ni clochers, y avait-il des dragons ? Probablement. On racontait souvent des histoires de monstres aquatiques en ces temps dont je vous parle, où l’on n’écrivait plus, ou pas encore, c’est selon ; à quoi bon écrire quand le dire est un faire, quand il suffit d’ordonner aux esclaves, pour qu’ils creusent la terre couleur ferreuse. Je vous parle d’un temps que l’on connait mal, et les gens mêmes qui y vivaient, aimaient, mouraient, ne nous connaissaient pas davantage, et c’est peut-être cela qui nous unit, l’ignorance où nous sommes les uns des autres, l’ignorance d’un Age d’où rayonne une lumière matinale, un Age qu’on a dit obscur, parce qu’on n’écrivait plus ou pas encore, c’est selon. Alors clignons des yeux et imaginons leur monde, certes non pas tel qu’il était, cela nous ne le saurons probablement jamais, mais tel qu’il aurait pu être, ce sera assez pour nous. 

Et malgré notre distance irrévocable, ils sont en nous, dilués par les générations successives, qui mêlent individus et espèce, faisant les uns avec l’autre, faisant l’autre avec les uns, qui en se couchant le soir, enfantent les générations.  Et leur sang est une chose, le fleuve de la culture en est une autre, la cultura de Cicéron qui convient si mal à ces Grecs, qui ne sont pas encore Grecs, ou à peine, ou bientôt, qu’importe, ils sont seulement d’ici, de cette ile, de cette colline, et plus bas, de ce port, voilà leur monde, une langue de terre faite d’oliviers, de quelques mines de terre ferreuse, dont ils gardent jalousement l’entrée, une poignée d’esclaves, et autant d’instinct de terre que nous, si ce n’est plus, autant d’instinct de mort que nous, si ce n’est plus. Sont-ils sages ? Autant que nous sommes fous. Ils veulent vivre, ils sont entre le monde d’avant et celui d’après, et ils savent peut-être, sans doute même, qu’à l’ouest, en de secrètes alcôves, il y eut autrefois une immense cité, qu’on y vénérait d’autres dieux, dont on ne connait plus les noms, que l’on sautait au-dessus de taureaux géants, que l’on bondissait sur leur croupe en chantant, que les femmes montraient fièrement leur poitrine et décidaient peut-être les lois, tout cela c’était le monde d’avant, celui des navires marchands chargés de métaux précieux, de céramiques et de bois rares, d’or et d’ivoire, venant d’Egypte, de Chypre et au-delà, ces navires marchands qui coulaient lorsqu’un dieu renfrogné sortait en dragon pour se venger des hommes, et les fracassait contre les roches saillantes. C’était le monde d’avant, celui des cataclysmes et des labyrinthes qui deviendraient des mythes ; et le forgeron du village, en son matin, en sa fumée, entouré d’étincelles, martèle les mythes en gésine, de maitre en disciple, de père en fils, de siècle en siècle. Et chaque génération de forgerons raconte l’histoire à sa manière, par petites touches, sans y penser, à l'aveugle, comme la vie elle-même se métamorphose par petites touches, sans y penser, jusqu’à ce que l’œuvre, le génie, la vie nouvelle, apparaissent en un éclair sur l’horizon. 

Et Homère sera le nom de tous les forgerons qui martèlent les pointes de fer dans les matins silencieux, ces pointes de fer que l’on brise en deux sur le tombeau des héros pour en sceller l’entrée. Et tous les forgerons qui chantent les mythes en gésine et battent le fer s’appelleront Homère, qui est le nom de la vie elle-même, en ces matins lumineux.

YC, 2022