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A propos de la philosophie de Descartes

 

Parmi les briques qui constituent la pensée philosophique occidentale, la notion d’être est sans doute la plus profondément ancrée, à tel point que l’on serait tenté d’y voir la sacralisation d’un domaine, dont seuls les philosophes seraient les gardiens.

Pourtant sur ce qu’est l’être, tout le monde l’ignore, si bien que le dernier avatar des ontologies, la pensée de Heidegger, fait de l’absence ou du retrait de l’être, sa caractéristique la plus essentielle, ce qui est sans doute un signe des temps. 

L’être est en retrait, et pour autant, il serait possible d’en donner un certain discours, en tournant autour de son ineffabilité.

Une approche radicalement différente consisterait à remettre en cause ce primat de l’être, en interrogeant les présupposés sous-jacents, en admettant une bonne fois pour toute la dimension culturelle, et non universelle de la question, bref en renversant la table de l’être, non pour sombrer dans le nihilisme, le scepticisme ou la sophistique, mais afin de tenter d’établir un discours cohérent qui ne fasse pas de la philosophie une citadelle assiégée, mais au contraire un réseau de routes, chemins, ponts et souterrains qui lient divers pays, régions et habitations.

La philosophie de Descartes ne proposa-t-elle pas une telle tentative d'ouverture et de ciment des choses? Quelles leçons peut-on en tirer pour notre temps?

Autrefois, le prudent Descartes mit de côté son Traité du Monde afin de proposer, non le renversement du géocentrisme, ce qui lui eut valu procès et condamnation comme Galilée, mais le projet collectif de construction des connaissances naturelles, en s’appuyant sur les expériences et les raisons. Tout l’enjeu était de réduire les souffrances par le développement des connaissances et des techniques.

Appliquant sa méthode de l’analyse bien ordonnée au domaine le plus profond de la connaissance, la métaphysique, il proposa alors un fondement absolument certain, sur lequel cette connaissance collective de la nature pourrait s’épanouir. 

On le sait, son exigence de certitude le mit sur le chemin paradoxal du doute hyperbolique, qui déshabillait toutes connaissances lorsque celles-ci contenaient la moindre possibilité d’erreur ou d’illusion. 

Cette reductio ad unum conduisit à la découverte du cogito qui fut le sol ferme à partir duquel, via l’idée d’infini actuel en l’homme, l’existence de Dieu se déduisait, puis toutes les vérités objectives des idées innées, sur lesquelles la connaissance du monde allait s’établir au contact de l’expérience.

Deux types d’êtres ou de « choses » apparaissaient comme essentiellement différentes, la res cogitans et la res extensa, mystérieusement unies en l’homme.

La force du geste cartésien est incontestable, pour autant la multiplicité des cercles logiques qui sont au cœur de sa pensée – point clairement démontré par l’analyse au scalpel d’Alain Seguy-Duclot - témoigne davantage d’une pensée baroque qui suppose ce qu’elle démontre dans les moments les plus critiques, et qui se révèle riche en préjugés culturels. 

En effet, l’idée d’infini en l’homme est-elle actuelle ou seulement potentielle ? 

Si elle est seulement potentielle, comme Aristote et d’autres le croyaient, un humain fini pourrait tout à fait produire cette idée d’infini, en ajoutant une unité après l’autre indéfiniment. 

Mais Descartes affirma qu’il s’agissait bien de l’infini actuel, sans plus de démonstration, puisque cela serait clair et distinct. Mais alors, la clarté et la distinction ne sont-elles pas des prétextes pour accepter des hypothèses complexes et incertaines, des arguments ad hoc?

De plus, cet infini actuel, à supposer que son idée réside bien en mon esprit, conduit-elle nécessairement à sa cause, et cette cause est-elle nécessairement Dieu ? Et pas n’importe quel Dieu, le Dieu créateur des monothéistes ? 

Il y a sur ce point décisif un ensemble entremêlé de glissements et de sauts fort peu rationnels. Que l’on y songe, en supposant même que j’ai l’idée d’infini actuel en moi, celle-ci a-t-elle nécessairement une cause, comme un objet physique en a une, qui plus est, est-elle nécessairement extérieure à moi, enfin, est-elle identifiable à Dieu ?

Je pourrais tout aussi bien penser que l’idée d’infini est en nous parce que nous nous représentons un espace et un temps infini sans avoir besoin d’aucun dieu. 

Par ailleurs, le doute hyperbolique ayant remis en cause toute déduction logique, pourquoi ce raisonnement de l’idée d’infini vers l’existence de Dieu serait-il intouchable, alors que nous atteignons le point le plus incertain, le plus culturellement marqué ? 

Car enfin de l’idée d’infini à l’idée de Dieu créateur, il y a tout un hiatus, qui est celui des mathématiques à la religion en passant par la physique. Déduire une vérité de l’un pour conclure vers l’autre n’est-ce pas mêler improprement des plans hétérogènes ? 

Car de l’idée d’infini à l’idée de Dieu créateur, il n’y a rien de moins que le fossé entre le plan des réalités mathématiques, physiques et religieuses. Traverser ses trois plans de réalités en raisonnant, revient à tenter une jonction héroïque, qui est celle du philosophe pensant, confondant les domaines, niant au passage les multiples idées de Dieu, du dieu Créateur infiniment bon, au dieu des gnostiques, qui n’est pas infiniment bon, bien que créateur. Tout cela manque donc cruellement de clarté et les court-circuits sont autant de pétitions de principe.

Ne faudrait-il pas proposer une approche radicalement différente, puisque si illusion et erreur il y a, au lieu de les rejeter dans le mouvement hyperbolique du doute, celles-ci sont riches en enseignements, ainsi une illusion d‘optique est un phénomène physique réel, Descartes lui-même en a posé les premières lois dans la Dioptrique. Par ailleurs, une erreur logique est un phénomène psychique tout aussi réel, un centaure, cette créature de l’imagination collective, a bien une existence en tant que constituant de cette imagination collective. 

Aussi, loin de réduire les réalités au seul cogito, ne faudrait-il pas partir des plans de réalités ? 

Il suffirait de dégager ce qui leur est commun, à savoir qu’elles sont toutes des totalités structurées, ou de la matière informée, si l’on prend ses deux termes en des sens légèrement distincts de ce que l’usage courant en fait. Cet hylémorphisme des réalités plurielles engagerait alors un travail typologique et phénoménologique collectif. 

Cela aurait pour conséquence, non de fonder les connaissances, qui se justifient suffisamment par elles-mêmes, mais cela permettrait de replacer l’homme dans une position plus adéquate, conforme à ce qu’il est, et plus à même de déterminer ce qu’il doit être, puisque le surplomb cartésien eut pour conséquence involontaire l’errance de l’homme, devenu comme maitre et possesseur tyrannique d’une nature exsangue.

Ce faisant, chaque plan apparaitra clairement dans sa spécificité, avec ses éléments et ses règles sui generis, et le passage d’un plan à l’autre devra être l’objet de l’étude la plus attentive, ce qui peut requérir l’attention et le travail de plusieurs générations de savants, comme c’est le cas pour comprendre comment le plan des réalités biologiques vivantes a émergé des réalités organiques inertes. 

Les plans religieux sont ainsi loin d’être les premiers et plus fondamentaux, le lien entre Dieu et l’infini apparaitra comme tardif et culturellement institué à partir de contraintes conceptuelles et historiques. La pensée de Descartes, participant précisément de ce mouvement. 

D’ailleurs, est-on certain que les Méditations Métaphysiques de Descartes ne répondaient pas avant tout à une sorte de « cahier des charges » officieux ? 

Ne fallait-il pas en effet désacraliser la nature pour mieux en comprendre les mécanismes, tout en ménageant une place métaphysique à Dieu, pour satisfaire les théologiens, et repousser les accusations d’impiété et d’athéisme ? 

L’œuvre de Descartes est riche et profonde, et comme lui-même l’avouait, il fallait avancer masqué en ces temps de procès et de buchers. Le génie de Descartes ne fut-il pas de ménager la chèvre et le chou, afin d’établir la coexistence des théologiens et des scientifiques, pour que les premiers n’importunent plus les seconds, qui étaient les nouveaux venus sur la scène du monde, et qui avaient besoin de travailler loin des fausses querelles des scolarques ?   

 

YC 2023