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En remontant la Loire

Le ciel bas collait à mes semelles, pendant que le fleuve tempétueux résonnait entre les jambes arquées du pont que je laissais derrière moi.

Je marchais vite, haletant de n’avoir rien à faire et tout à imaginer, et puisque l’un précède l’autre, qu’ils sont même et qu’ils sont autre, je pensais, je rêvais, je marchais, j'étais un avec moi-même, avec le monde, avec le ciel collant et le fleuve tempétueux. C’était l’éternité et c’était éphémère, comme la sphère d’un métal liquide insaisissable. Et mes pas rythmaient mes idées, et mon sang tapait entre mes tempes. Marcher jusqu'où ? Qu’importe, me dis-je, remonter le fleuve, remonter la pendule du temps, suivre les échassiers qui rasent l’onde, comme afin de poursuivre leur double inversé dans un miroir. 

Pour ma part, je n'avais ni reflet, ni ombre, j’étais à moi-même et seul et un, mais à vrai dire on n'est jamais seuls quand on remonte une rivière d’argent, quand on plonge en soi, qu’on démonte sa pendule intérieure, qu'on revoit celles et ceux qu'on a aimés, qu'on discute avec celles et ceux qui ont partagé avec nous une barque ou un saule. 

Tel parfum de coco sur la peau d’une jeune femme en fleur, étreinte un soir d’été, dans un bleu de tuffeau, griffonné sur une carte postale. Tel verre de vin, embrumé derrière la fumée d’une cigarette, qu'un éclat de rire transperce en plissant des yeux. 

Remonter le fleuve, démonter ma pendule, revoir les événements comme un film à l'envers, comme dans un Tarkovski qui met du sable sur les paupières et du Bach dans le cœur. 

Trouverai-je la source du fleuve, du temps, du tout ? Elle est joie pure et éphémère et se confond avec le fleuve lui-même, car, et cela je le sais comme en un rêve éveillé, le fleuve est un cercle dont l'embouchure se jette et mord, en un baiser immobile, la source elle-même.

 

YC, 2023